Depuis 2001, les lynx sont régulièrement observés grâce à des campagnes photographiques, menées au niveau fédéral. Cette année, les cantons de Fribourg et de Vaud ont décidé de renforcer ce monitoring en élargissant leur zone d’étude. Objectif: connaître plus précisément la population et la densité de ces animaux.

PAR SOPHIE ROULIN

Les raquettes crissent dans la neige fraîche. Le garde-faune n’est pourtant pas le premier à inscrire ses traces sur cette route de montagne qui s’élève au-dessus de la vallée de la Jogne. Et c’est tant mieux, car il n’est pas là pour s’entraîner. La balade matinale de Pierre Jordan a un objectif précis: changer la carte mémoire et les piles des appareils des pièges photographiques destinés à observer la population de lynx de la région, estimée à une dizaine d’individus à la suite du dernier monitoring.
«Les appareils sont placés sur un endroit de passage», explique le garde-faune, en posant son sac à dos contre le tronc d’un épicéa. A l’abri sous des arbres, l’endroit choisi présente une épaisseur de neige plus faible. «Les animaux ne sont pas fous. Ils choisissent les chemins qui leur demandent moins d’efforts.»
Pierre Jordan sort de son sac les piles rechargeables et les nouvelles cartes mémoires. Durant la période du monitoring, qui s’étend sur soixante jours et qui est répétée tous les deux ans, il procède à ces changements une fois par semaine. Ces campagnes d’observation sont dirigées par KORA, l’institution chargée de la surveillance des grands carnivores en Suisse, mais dans le canton de Fribourg, ce sont les gardes-faune qui installent et entretiennent les pièges photographiques, puis récupèrent les données. Ces dernières sont ensuite transmises aux spécialistes de KORA, qui les analysent.

Les forestiers à l’origine
Jusqu’à cette année, les observations étaient faites sur dix sites dans le canton de Fribourg, selon les directives de KORA. Mais le Service fribourgeois des forêts et de la faune (SFF) a décidé de placer 38 pièges supplémentaires (19 sites) à d’autres endroits (lire aussi ci-dessous). «Ces suivis permettent aussi d’avoir une meilleure appréciation des interactions avec les proies, principalement les chevreuils.»
Et de rappeler que les lynx ont été réintroduits au début des années 1970 sur proposition des ingénieurs forestiers. «A cette époque, la manière de gérer les forêts avait changé pour laisser davantage de place à la nature, note le garde-faune. La pression des chevreuils, abondants, était trop importante.» Il faut dire qu’ils étaient régulièrement nourris durant l’hiver, aux frais de l’Etat et des chasseurs, ce qui leur était plutôt favorable.

Renards et blaireaux
Les pièges photographiques mis en place pour les lynx apportent par ailleurs des informations sur d’autres animaux. Cerfs, chevreuils, renards, blaireaux… se font aussi tirer le portrait. «Ça nous permet d’en savoir plus sur l’état de santé de ces populations.» Et le loup? «S’il se fait prendre, c’est une fois. Il ne repassera pas par là ensuite.» Un seul semble passer encore sur le territoire fribourgeois, mais on est sans nouvelles depuis septembre.
Pierre Jordan se met à genoux pour changer les piles et la carte du premier appareil, fixé sur un piquet en bois. «Les photos sont prises à la hauteur des flans d’un lynx. C’est ça qui intéresse les biologistes pour reconnaître les individus.» Une fois l’opération terminée, le garde-faune se dirige vers le deuxième appareil. «Il est placé presque en face, mais pas tout à fait. Sans quoi cela pose des problèmes à cause des flashs durant la nuit.»
Les piles usagées et les cartes de données sont remises soigneusement dans le sac. Le garde-faune en tire un thermos de thé et une friandise pour Astuce, chien d’avalanche à la retraite. Il est temps de redescendre dans la vallée.

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Un rapport cantonal sur le grand félin

Les lynx se laissent difficilement observer. Ce n’est pas le peintre animalier Jacques Rime, qui dira le contraire. Le monitoring, instauré il y a quinze ans, permet donc de mieux connaître la population de ce grand félin dans notre pays. «Le but de cette étude est avant tout scientifique», explique Elias Pesenti. Biologiste auprès du Service cantonal des forêts et de la faune (SFF), il collaborait auparavant à KORA, l’institution en charge de la surveillance nationale des populations de carnivores. «On cherche à connaître la densité et la répartition de ces animaux. De meilleures connaissances permettent une plus grande transparence.»
Car le contexte reste délicat, même si le lynx a été réintroduit en Suisse il y a plus de quarante ans. Ainsi, depuis 2001, une campagne systématique est menée grâce à des pièges photographiques (méthode capture-recapture). «Cette méthode est nettement moins invasive pour les animaux qu’un collier émetteur», relève le biologiste. Les lynx présentent une robe propre à chacun, avec des taches non symétriques qui permettent de les identifier. Pour y parvenir, les spécialistes placent deux appareils sur chaque site, ainsi l’animal est photographié sur ses deux flancs.
La Suisse a été subdivisée en sept aires de référence, où les observations sont menées tous les deux ans. Le canton de Fribourg, avec les territoires vaudois et bernois voisins, fait partie de l’aire nord-ouest des Alpes. «Une méthode précise permet de placer les pièges photos selon un quadrillage du territoire», explique Elias Pesenti. La dernière campagne a permis d’identifier une dizaine d’individus sur le territoire fribourgeois et son voisinage.
Depuis cette année et pour connaître encore mieux sa propre population de lynx, le SFF a décidé d’augmenter sa zone d’étude. «L’idée est de produire un rapport cantonal qui nous permette d’obtenir une densité plus fiable en utilisant des modèles statistiques spatialement explicites», ajoute le spécialiste. Ce rapport sera disponible cet automne.
En parallèle, une autre étude est menée sur l’abroutissement en forêt – consommation de broussailles et de jeunes arbres par les animaux sauvages. «On veut connaître l’influence des grands prédateurs, mais aussi de la chasse, sur l’abroutissement.» Les objectifs sont scientifiques, mais pas seulement. Le spécialiste rappelle que, selon le plan lynx, une régulation ou des déplacements sont autorisés. A certaines conditions seulement. Mieux vaut alors avoir une excellente connaissance de la situation. SR

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Appareils volés au Lac-Noir

A côté de l’appareil photo fixé sur le tronc d’épicéa, une affiche plastifiée explique la présence du dispositif. «La pose de pièges photographiques est légalement interdite, sauf dans le cadre d’études de ce genre», souligne Elias Pesenti, biologiste auprès du Service des forêts et de la faune (SFF). Malgré le fait qu’un tel explicatif soit affiché sur chaque site d’observation, deux appareils ont été volés dans la région du Lac-Noir. «C’est regrettable, parce qu’il nous manquera une semaine de données», ajoute le spécialiste. Sans compter les frais que cela engendre.
Le biologiste s’étonne de ce genre de vol: «Si certaines personnes ont peur qu’on les surveille grâce à ces photos, je peux les rassurer: d’une part, les images sont prises à environ un mètre de hauteur. Il y a rarement des visages à ce niveau-là. D’autre part, toutes les images montrant des personnes sont systématiquement détruites pour des raisons de protection des données.» Et d’appeler le voleur du Lac-Noir à restituer les appareils et leurs images, précieuses pour la recherche. SR