Un groupe de scientifiques alémaniques estime l’Arc jurassien adapté au retour du plus grand mammifère d’Europe. Sur place, on craint qu’il n’y ait que des inconvénients
A l’instar d’autres grands mammifères sauvages, tels l’ours, le loup, le lynx ou le cerf, le bison fascine. Présent partout sur le continent jusqu’au Moyen Age, le bison d’Europe a disparu de ce qui est aujourd’hui le territoire suisse il y a un millénaire. Le dernier bison à l’état sauvage a été tué en Pologne en 1927. Depuis 1950, il est réintroduit dans les forêts d’Europe de l’Est, Pologne, Roumanie, Russie, Ukraine.
En décembre, un groupe de scientifiques emmené par le zoologue Christian Stauffer, ancien directeur du Wildpark Langenberg zurichois et désormais directeur du Réseau des parcs suisses, a lancé dans les médias alémaniques le projet de réintroduire le bison d’Europe dans les forêts suisses. D’abord dans des espaces clôturés, puis en liberté. Et de citer l’Arc jurassien comme site adapté. «J’ai vu des bisons en liberté dans l’est de la Pologne, c’était une expérience impressionnante. Ce qui est possible là-bas peut aussi l’être ici», a déclaré le zoologue à la radio SRF, citant de surcroît le lâcher en 2013 d’un troupeau de bisons d’Europe dans les forêts allemandes de Rhénanie du Nord – Westphalie.
Le projet se réalisera peut-être partiellement dans la commune vaudoise de Suchy, disposée à mettre à disposition de l’Union internationale pour la conservation de la nature 120 hectares de forêt à clôturer, sans intention de retirer les barrières à moyen terme. «Notre forêt fonctionnerait comme un hôtel pour bisons», dit-on à Suchy. La perspective de clôturer une partie de l’espace forestier suscite l’hostilité des chasseurs et des forestiers.
L’éventuelle réintroduction du bison nécessite une autorisation du Département fédéral de l’environnement. «Le retour du bison est possible», a dit à la radio Reinhard Schnidrig, chef de la section de la faune sauvage à l’Office fédéral de l’environnement. «A condition que la population l’accepte, que plusieurs cantons soient d’accord, tout comme les propriétaires de forêts.»
Le bison est déjà présent dans l’Arc jurassien, dans deux élevages d’importance. Aux Prés-d’Orvin au pied du Chasseral, dans la métairie de Christian Lecomte, qui élève depuis plus de vingt ans, en enclos, une quarantaine de bisons des plaines d’Amérique. A Boncourt, à la frontière ajoulote avec la France, Michel Prêtre est propriétaire d’un troupeau d’une septantaine de bisons d’Amérique. Le troupeau dispose d’un pâturage d’une trentaine d’hectares, entouré d’un grillage d’une longueur de 4 kilomètres et de 2 mètres de haut, comptant un millier de piquets! Son parc à bisons est une attraction. «Il ne se passe pas un jour sans que des badauds s’arrêtent au bord du grillage. C’est un animal sauvage qui impressionne et fascine. On vient l’observer comme on va voir le lion au zoo», dit-il.
Sur le projet de réintroduire des bisons dans les forêts, Michel Prêtre livre un avis sceptique: «Sur le principe, pourquoi pas. Mais ce sera extrêmement compliqué en pratique.» Premier souci, la dangerosité de l’animal. Il peine à croire les zoologues affirmant qu’il n’y a aucun danger pour l’homme. «Le bison d’Europe a beau être plus social et moins massif que le bison américain, ça reste une bête sauvage imprévisible, d’une tonne au moins pour le mâle, agressive en période de chaleurs et de vêlage. Je n’entre pas seul, sans protection, dans mon parc. Si je savais qu’il y a des bisons libres dans une forêt voisine, je ne laisserais pas mes enfants s’y balader.»
Les partisans du retour du bison rétorquent que le seul danger répertorié est la possible collision de l’animal avec une voiture.
Autre problème, poursuit Michel Prêtre, «les dégâts aux forêts et aux sols. On m’a déconseillé les espaces boisés dans mon parc, car le bison, s’il mange avant tout de l’herbe, se nourrit aussi d’écorces, de feuilles, de jeunes plants. Il se frotte beaucoup aussi.» L’éleveur estime encore inévitable, dans nos contrées comptant partout des habitations, que le bison s’en approche tôt ou tard. «Ce sera comme avec le sanglier», dit-il.
En 2013, l’agriculteur député UDC Frédéric Juillerat avait demandé au gouvernement jurassien s’il envisageait d’autoriser le retour du bison dans les forêts domaniales. La réponse étatique fut négative. Aux problèmes évoqués par Michel Prêtre, l’autorité jurassienne ajoute des contraintes légales. «Clôturer une forêt et la rendre ainsi inaccessible contrevient à l’article 699 du Code civil suisse qui prévoit le libre accès aux forêts», écrit-il. «Notre plan de gestion des forêts prévoit un triple objectif, renchérit le chef du Service de l’environnement Jacques Gerber: l’exploitation du bois, la biodiversité et le maintien de zones de protection, ainsi que les loisirs. Ajoutez-y la pratique de la chasse et la libre migration de la grande faune sauvage et vous constaterez que ces objectifs ne sont pas compatibles avec la clôture d’un espace forestier.»
Le Jura s’interroge encore sur «l’intérêt» d’une réintroduction du bison, préférant «favoriser les espèces qui s’accordent avec le principe de multifonctionnalité de la forêt, et non celles qui imposent une ségrégation».
Jacques Gerber prévoit de surcroît une acceptabilité populaire difficile. «Les retours naturels de grands mammifères peuvent être compris et admis, ceux qui le sont artificiellement, moins», dit-il. Et de citer le lynx, certes réintroduit, «mais qui a pris ses aises et a désormais sa place». Le Jura en compte entre dix et vingt, qui ingurgitent chacun un chevreuil par semaine. Le canton se prépare au retour du loup. «On en a observé, mais aucun ne s’est encore établi chez nous. Ces retours doivent être encadrés par des plans de régulation, afin de respecter l’équilibre entre les espèces et l’utilisation multifonctionnelle de la forêt. Avec le bison, on risque le déséquilibre. On a déjà mille peines à réguler les populations de sangliers.»