Pour la première fois, aucun mouton ne paît sur l’Alp Mundin, dans les Grisons. Les paysans disent avoir perdu de l’argent suite à l’attaque du prédateur en 2014

La nature a repris ses droits sur l’ancien pâturage. Les herbes poussent et les chardons piquent jusqu’aux épaules. Les arbres et les vernes progressent sur la prairie à 1500 mètres d’altitude. Pour la première fois depuis un siècle, aucun mouton ne paît sur l’Alp Mundin à l’extrême est des Grisons.

«L’année dernière, l’ours a tué 15 moutons pendant la nuit», raconte Georg Janett, président de la coopérative des éleveurs de Tschlin. La photo d’une brebis éventrée, sanguinolente, appuie son propos.

L’ours en question, M25, a disparu – la rumeur voudrait qu’il ait été tué illégalement. «Mais les gardes-faune en ont vu un nouveau dans les Grisons il y a deux mois!» s’exclame Georg Janett. Le prédateur serait retourné de l’autre côté de la frontière dans le Val Bregaglia.

Au sein du hameau de Tschlin, la décision a été prise ce printemps: il n’y aura plus de moutons en estivage sur l’Alp Mundin. Les bêtes ont été menées dans d’autres localités de la vallée, leur sécurité ne pouvant être assurée sur l’alpage perché sous les falaises du Piz Mundin.

«Les barrières électriques ne servent à rien», lâche l’homme au regard noir. «Elles ne découragent pas les ours qui sont habitués aux piqûres d’abeilles», ajoute-t-il, en mimant l’attaque du prédateur affamé sur une ruche. Le Grison ne croit pas davantage aux chiens de protection, spécialement dressés contre les grands prédateurs.

Il invoque la topographie, un terrain escarpé peu adapté à ce type de surveillance. «Et nous avons trop de touristes qui risquent de se faire attaquer par les chiens de protection. Il y a déjà eu des accidents dans les Grisons.»

Georg Janett martèle, catégorique: «Si on laisse les grands prédateurs s’installer dans la région, on n’aura plus de moutons en Engadine dans dix ans.» A Tschlin, leur nombre a diminué de moitié cette année. «Il y a encore quatre cheptels, avec 150 bêtes au total. L’année prochaine, il ne restera plus que deux éleveurs et 60 moutons», souligne le président. La coopérative est sur le point d’être dissoute.

Le déclin a commencé avant l’arrivée de l’ours, admet-il. L’homme de 59 ans a lui-même vendu ses moutons il y a trois ans pour racheter la seule auberge du village, l’Hôtel Macun. Il promeut les produits du terroir et vit désormais de son logis fréquenté par les randonneurs.

On devine que les petits cheptels du village ne sont guère rentables. Un troupeau de moutons, surveillé par un berger, «ne couvre ses coûts qu’à partir de mille animaux environ», évaluait le programme de recherche AlpFutur dans un ouvrage publié l’année dernière.

L’ours n’est-il qu’un prétexte utilisé par des bergers découragés? Ces derniers sont habitués à perdre des moutons à cause de maladies et des chutes dans les falaises. «Il y avait 10% de perte chaque année, reconnaît Georg Janett. Mais les grands prédateurs représentent encore une charge, un coût supplémentaire pour nous.»

A Tschlin, les gardes-faune ont versé 300 francs par mouton tué, «une indemnisation qui n’a pas couvert les frais réels», critique le président de la coopérative. «Les plus belles brebis valaient 400 francs. Et nous avons eu beaucoup de travail après l’attaque pour déplacer tout le troupeau. Ce sont des frais cachés qui n’ont pas été remboursés.» Et qui ont convaincu la coopérative de délaisser l’alpage.

Au niveau national, le nombre de bêtes qui paissent sur les montagnes reste relativement stable, affirme l’Office fédéral de l’agriculture, mais la forêt continue de progresser. Année après année, près de 2400 hectares de pâturage d’estivage sont gagnés par les bois, selon AlpFutur. «Ce sont surtout les alpages sur les terrains escarpés et difficiles d’accès, qui possèdent une faible productivité, qui sont abandonnés», précise Felix Herzog, l’un des responsables du programme de recherche.

La Confédération tente résolument d’enrayer cette tendance. «Elle y arrive d’ailleurs mieux que les pays voisins, car elle investit massivement pour la préservation du paysage et du patrimoine», commente l’ingénieur agronome. De nouvelles subventions ont été introduites l’année dernière avec la politique agricole 2014-2017 pour encou­rager l’exploitation des alpages. La contribution à l’estivage, par exemple, a été augmentée de 20%, en passant de 100 à 120 millions de francs.

«Il est trop tôt pour juger du succès de cette politique, estime Felix Herzog. D’autres paiements ont été supprimés (notamment la contribution par animal). Il faudra donc attendre deux ou trois ans avant de voir l’effet combiné de ces subventions et la réaction du milieu agricole.» L’expert se montre sceptique: «Elle peut freiner la tendance, mais pas la stopper: le maintien de tous les pâturages estivaux ouverts reviendrait trop cher.»

Le retour des grands prédateurs n’est pas sans influence sur ce calcul économique. Tschlin reste pour l’instant un cas isolé; peu d’éleveurs invoquent l’ours ou les loups lorsqu’ils abandonnent leur alpage. L’Office fédéral de l’environnement investit pour éviter de tels scénarios. Il octroie 30 000 francs aux paysans qui élèvent et forment eux-mêmes des chiots de protection. Ou il leur attribue des chiens adultes, formés, avec une enveloppe de 1200 francs par année pour les frais de nourriture et de vaccins.

Les résistances demeurent fortes comme le prouve le cas de Tschlin. «Il faut que le paysan ait un bon contact avec les chiens et qu’il ait envie de s’en occuper toute l’année. Il doit suivre également des cours obligatoires», note Martin Baumann de l’Office fédéral de l’environnement.

Si 250 chiens protègent actuellement les troupeaux du pays, les accidents avec les promeneurs ont refroidi certains éleveurs. «Nous avons réalisé qu’il fallait changer la manière de les former. Les chiens grandissaient isolés, sans contact avec les humains. Ils devenaient craintifs et donc dangereux pour les touristes. Depuis trois ou quatre ans, nous les formons différemment en les habituant notamment à la présence humaine», détaille Martin Baumann. Preuve que la cohabitation entre chiens et habitants reste tendue: un chien de protection a été tué il y a deux semaines à Fribourg.

Les organisations de défense de l’environnement tentent aussi, de leur côté, de convaincre les paysans que la cohabitation avec les grands prédateurs est possible. «Il existe des clôtures électriques, avec du voltage élevé, pour les grands carnivores ­qui fonctionnent très bien», plaide Mauro Belardi. L’expert du WWF admet néanmoins: «Il faut être vigilant lors de leur installation, en évitant les branches et les arbres, car l’ours reste un animal très intelligent qui va trouver la faille.»