Nos paysages emblématiques de montagnes, collines, bocages et marais sont constitués d’une mosaïque de milieux façonnés au fil des siècles par les pratiques paysannes. La vitalité de ces espaces, de plus en plus appréciés par nos sociétés urbanisées, se dégrade rapidement quand ils ne sont plus entretenus par le pâturage des troupeaux notamment. Or, en de nombreuses régions, les troupeaux subissent l’assaut des loups. Que faire ? La gravité de la situation plaide pour l’adoption de mesures d’urgence, sur le terrain comme dans le domaine réglementaire.

Jugés en péril en Europe, les loups y sont une espèce strictement protégée. Dans le Grand Nord américain comme eurasien, ils sont considérés comme «espèce clé de voûte» des écosystèmes, indicatrice d’une nature redevenue ou restée sauvage. En France, où la géographie et l’histoire sont bien différentes, les loups manifestent leur comportement opportuniste. Selon les occasions, ils négligent leur fonction de «régulateur» d’animaux sauvages, affaiblis ou malades, et s’attaquent fréquemment aux troupeaux d’élevage en parfaite santé. Paradoxalement, c’est l’élevage pastoral, l’une de nos agricultures les plus respectueuses de la biodiversité, reconnue en outre comme productrice d’une variété de services écosystémiques, que les loups, parés du statut de protection stricte, menacent de faire disparaître.

Depuis 1992, des directives européennes s’emploient à promouvoir la gestion des milieux agropastoraux, qui ont résisté à la banalisation des paysages et à l’artificialisation par l’agriculture conventionnelle. De fait, nombre d’espèces remarquables y ont trouvé refuge : bartavelle, lagopède, bouquetin, gypaète… Les mosaïques de pelouses, landes et prés-bois, entretenues par le pâturage offrent et renouvellent toutes sortes d’aménités pour qui apprécie aussi plantes à fleurs, insectes, reptiles et batraciens. Cette biodiversité est également domestique, avec, parmi d’autres, les brebis raïoles, brigasques et mourerous, les chèvres du Rove et du Poitou, que les éleveurs s’évertuent à conserver. Dans les parcs nationaux comme régionaux, dans les réserves comme dans la nature ordinaire, la préservation des biodiversités sauvage comme domestique est un unique et même combat.

L’enjeu est devenu national. Installés partout dans les Alpes, les loups ont désormais gagné le Jura, les Vosges, l’est des Pyrénées, ils arrivent en Ardèche, en Lozère, dans le Cantal et l’Aveyron, les plaines lorraines et champenoises. Les décomptes officiels, en 2014, font état de vingt-sept meutes, dont les deux tiers dans les Alpes du Sud. La population est de 300 loups adultes dans plus d’une vingtaine de départements, avec une croissance de 20% par an. Chaque année, les pertes officielles font état de vingt à vingt-cinq brebis ou chèvres tuées en moyenne par loup adulte, ce qui est considérable. Les attaques s’étendent aux génisses, veaux et chevaux. Elles se déroulent en alpages, mais aussi sur des landes et coteaux en vallées, en sous-bois, et jusque dans des prés.

Comment en est-on arrivé là ? Doit-on imputer ce flux croissant des pertes à l’inertie des éleveurs ? Ce serait leur faire injure. Dès 1994, des mesures de protection étaient proposées aux éleveurs et bergers. Ceux-ci les ont mises en œuvre. Dans les Alpes, ils ont acquis plus de deux mille chiens de protection. Les bergers se sont astreints, autant que possible, à ramener chaque soir leurs troupeaux en parcs électrifiés, des aides-bergers ont renforcé les surveillances. Ces mesures se sont-elles révélées efficaces ? Il y eut une accalmie entre 2006 et 2009. Mais depuis, rien ne va plus ! Malgré une protection accrue, les pertes ont doublé en quatre ans.

Eleveurs et bergers ont adapté leurs pratiques, mais les loups aussi et, visiblement, ils sont en passe de l’emporter. En dépit des chiens de protection, ils attaquent désormais de jour comme de nuit. Plus préoccupant, on constate que la présence humaine ne les dissuade plus. Les loups ont perçu le bénéfice de réitérer leurs attaques sans risque, y compris aux abords des routes comme des habitations. C’est un changement de comportement qui était prévisible. Il est connu depuis longtemps aux Etats-Unis, dans et aux abords des parcs nationaux, où les gestionnaires luttent au quotidien contre les effets pervers de la protection intégrale des espèces. Inciter la grande faune à conserver un comportement sauvage dans nos pays exige une régulation attentive, vigoureuse parfois.

Une conclusion s’impose : les dispositifs de protection les plus élaborés ont été dévalués en peu d’années. Diverses techniques complémentaires sont proposées, fusées éclairantes, générateurs d’ultrasons, drones sonores. Elles effarouchent plus sûrement les troupeaux que leurs prédateurs. Les loups sont intelligents et inventifs. La stratégie européenne de coexistence des activités d’élevage et de ce grand prédateur protégé a échoué, elle doit être remise en question. Au-delà des coûts financiers, les enjeux écologiques et humains s’amplifient et demeurent indissociables.

La France s’est engagée auprès de l’Unesco à préserver les paysages culturels de l’agropastoralisme des Causses et des Cévennes inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité. En Cévennes, comme partout ailleurs dans l’Hexagone, le repli des activités pastorales provoquera l’enfrichement et la dégradation des habitats d’une kyrielle d’autres espèces protégées. Cette perspective n’appelle évidemment pas au statu quo : les paysages sont vivants, leurs acteurs n’ont pas cessé d’évoluer. Certaines associations, qui prônaient la «cohabitation» hier, réclament aujourd’hui le repli de l’élevage pastoral. Or, notre pays n’est pas le Wyoming ou le Montana. Eleveurs et bergers de France ne méritent pas d’être disqualifiés, dépossédés. Passionnés, inspirés par le respect du vivant, ces hommes et ces femmes se sont engagés dans des métiers exigeants, modestement rémunérateurs.

Est-il encore temps de redessiner un avenir pour ces campagnes ? D’empêcher l’éviction de paysans qui s’emploient à fabriquer des produits locaux de qualité, tout en faisant vivre des paysages diversifiés et accueillants ? Peut-on, encore, inciter les loups à rester «sauvages» en leur signifiant de conserver leur distance avec les activités d’élevage ?

Nos sociétés ont besoin d’écosystèmes et de paysages diversifiés. Nombre d’entre eux fonctionnent et se renouvellent grâce au méticuleux travail des bergers et éleveurs. La situation devenant pour eux intenable, un patrimoine majeur est en passe d’être sinistré par les loups. Une régulation s’impose. Il est bien tard. Peut-être n’est-il pas trop tard.

Libération